Ce texte a été proposé comme correction à l’épreuve d’économie du concours de Conseiller d’orientation psychologue en 2010
En 2008, près de 2,3 millions de jeunes étaient inscrits dans l’enseignement supérieur alors qu’ils n’étaient que 1,7 en 1990. Sachant qu’ainsi c’est plus de la moitié d’une génération qui accède à l’enseignement supérieur, peut-on dès lors parler de démocratisation de l’enseignement supérieur ?
I – Le constat
Incontestablement les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur ont augmenté fortement, dans la droite ligne de l’augmentation des titulaires du bac. Entre 1960 et 2008, le flux d’étudiants accédant à l’enseignement supérieur est multiplié par 7. Néanmoins, le paysage des formations supérieures est disparate et les figures de l’étudiant plurielles.
L’enseignement supérieur est d’abord synonyme d’étudiant en université, où l’accès reste très largement non sélectif, accessible à tout bachelier en premier cycle tout au moins A côté, un premier groupe rassemble les écoles : écoles d’ingénieurs non universitaires, établissements d’enseignements supérieurs non rattachés aux universités (écoles de commerce, de gestion, vente, comptabilité, notariat…), les écoles supérieures artistiques, écoles paramédicales et sociales. En lien avec cet espace, les classes préparatoires CPGE, qui pratiquent une sélection intense. Enfin, les filières courtes professionnelles : IUT formations sélectives conduisant normalement àune insertion professionnelle, les sections de techniciens supérieurs (STS). On peut remarquer dans ce cadre que depuis l’instauration du LMD, certains seconds et troisièmes cycles professionnels universitaires développent et pratiquent une sélection sur dossier importante pour les diplômes les plus réputés.
Le paysage est donc pluriel et n’entre pas qui veut forcément, mécaniquement dans l’enseignement supérieur. Une analyse selon le genre et selon l’origine sociale et l’origine nationale des étudiants devrait permettre d’éclairer d’un autre point de vue la question de la démocratisation de l’enseignement supérieur.
L’origine sociale reste toujours fortement prédictive du niveau atteint dans l’enseignement supérieur
Une sélection sociale est à l’oeuvre dans les universités : la proportion d’étudiants issus des milieux sociaux moins favorisés, diminue au fur et à mesure que le degré s’élève, ce qui relativise l’écart constaté entre les grandes écoles et les seules universités. Les enfants d’employés représentent 14,5% des étudiants du premier cycle mais ils ne sont plus que 7% du troisième cycle. Les enfants de familles ouvrières représentent 13% des étudiants de DEUG contre 5% maîtrise.
Toujours dans le monde de l’université, dans les filières santé, pharmacie, médecine, les enfantsde cadres représentent plus de 43% des étudiants. Ils sont également plus nombreux en sciences, beaucoup moins en lettres, économie et AES où les enfants d’origine moyenne et modeste sont majoritaires. Dans les formations master professionnelles relevant de l’Université et qui accentuent la sélectivité, le taux d’étudiants dont les parents sont cadres tend à s’approcher de celui relevé en écoles, remettant en cause le constat jusque là réalisé d’un accès universitaire plus large aux étudiants d’horizons sociaux plus diversifiés et participant de facto à une démocratisation réelle des études supérieures. Outre un effet niveau, se conjugue donc un effet filière de formation.
Un autre facteur entre en jeu et doit être pris en compte, celui de la réussite scolaire : le taux de réussite au DEUG en deux ans est de 40% pour les étudiants les moins favorisés contre 45% pour les catégories intermédiaires et 50% pour les étudiants issus de milieux favorisés.
Force est donc de constater que la démocratisation de l’enseignement supérieur au demeurant relativement satisfaisante sur le plan quantitatif n’est qu’apparent au niveau de la réussite et que les chiffres globaux dissimilent des inégalités persistantes du fait de la sélectivité des cycles supérieurs.
L’impact du genre confirme ces constats. Les parcours de formation sont en effet fortement sexués même si effectivement, quantitativement les femmes sont largement présentent dans le supérieur.
Le constat de l’existence de filières, précisé plus haut, se retrouve. Les filles sont ainsi majoritaires en sciences de la vie et minoritaires en sciences fondamentales. Majoritaires dans les universités (AES, Sociologie, économie), elles sont minoritaires dans les formations professionnelles courtes à l’exception de filières particulières liées au tertiaire (GEA par exemple). Dans la sphère des écoles et des classes préparatoires qui y mènent, elles sont largement sous représentées sauf dans les classes littéraires où elles ont accru leur hégémonie (plus de 70%).
Enfin, l’origine nationale des jeunes sortants de l’enseignement supérieur est aussi fortement typée : la part des jeunes dont le père, la mère ou le jeune lui même est né à l’étranger est en moyenne de 22% pour l’ensemble des sortants du supérieur. Cette proportion est nettement plus élevée chez ceux qui quittent l’université sans diplôme (34%) ou avec le seul DEUG (31%). En revanche elle est systématiquement inférieure dans les formations sélectives telles que les STS, IUT, bac +2 santé et social, école de commerce et d’ingénieurs, à l’exception des masters recherche et DEA qui accueillent davantage d’étudiants étrangers.
On retrouve ici la différence notée en terme de CSP entre filières de formation relevant de marchés professionnels et filières universitaires (Céreq) L’ensemble de ces éléments confirme une croissance des effectifs et une diffusion de l’accès à l’enseignement supérieur. Les caractéristiques de cette tendance que nous venons de dessiner invitent pour autant à discuter le terme de « démocratisation ».
II – Retour sur le terme de démocratisation.
Jusqu’aux années 1990, le débat sur l’égalité des chances scolaires en France a pris la forme d’une opposition quelque peu artificielle entre la « théorie de la reproduction » développée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, et le « modèle des choix rationnels » importé par Raymond Boudon.
À cette opposition s’est superposée la distinction faite entre « massification » des effectifs scolarisés et « démocratisation » de l’accès aux diplômes. C’est l’enquête menée par Antoine Prost pour le Commissariat au plan qui a contribué à importer le terme, politique plus que scientifique, de « démocratisation » dans les analyses sur « l’inégalité des chances ».
Publiée en 1986 sous le titre L’enseignement s’est-il démocratisé ?, cette enquête a introduit des distinctions qui seront ensuite reprises par la plupart des spécialistes de la question. La « démocratisation quantitative » désigne uniquement l’allongement de la durée des études, tandis que la « démocratisation qualitative » décrit l’affaiblissement du lien entre diplôme et origine sociale. La « démocratisation quantitative » par simple allongement généralisé des études ne produit qu’une simple translation des inégalités sociales, les jeunes d’origine sociale modeste accédant à des niveaux de formation plus élevés mais les écarts de destinée scolaire par rapport aux jeunes issus de milieux sociaux plus favorisés demeurent aussi importants. La «démocratisation qualitative» suppose au contraire la réduction de ces écarts.
La mise en évidence d’une «démocratisation qualitative» se veut un argument critique contre la théorie de la reproduction. La distinction entre «démocratisation qualitative» et «démocratisation quantitative» va devenir un enjeu de luttes d’autant plus important qu’elle est susceptible de valider ou, au contraire, de relativiser le bien-fondé des objectifs quantitatifs d’accès à un niveau de diplôme assignés au système scolaire depuis la création des baccalauréats professionnels. Plus encore, la «démocratisation qualitative» constitue un enjeu spécifique : elle permet d’inscrire l’élévation du niveau de formation dans un projet politique global de réduction des inégalités sociales dans la mesure où elle suppose non seulement une translation des inégalités mais aussi la réduction des écarts entre les groupes sociaux. Elle établit un lien entre la réduction des écarts sociaux s’agissant d’accès à des niveaux de formation et d’accès à des positions sociales. Elle permet aussi de fonder l’équivalence établie par les pouvoirs publics entre «exclusion scolaire» et «exclusion sociale », équivalence qui peut aller jusqu’à, selon certains auteurs, imputer au système scolaire la responsabilité du chômage (Garcia, Poupeau).
C’est un article de Michel Euriat et Claude Thélot qui a véritablement redéfini la façon dont a été posé le problème de la «démocratisation» scolaire dans les années 1990 en France. Leur constat est que, contrairement au reste du système éducatif, les grandes écoles prestigieuses se sont peu ouvertes aux classes populaires. On peut même parler de fermeture de l’accès à l’élite scolaire pour les jeunes d’origine populaire, comme le montre l’exemple des quatre grandes écoles analysées : l’École polytechnique, l’ENS, l’ENA et HEC.
Les résultats de Claude Thélot et Michel Euriat sont repris par Pierre Merle en 1996 dans un article sur les transformations socio-démographiques des filières de l’enseignement supérieur de 1985 à 1995 Il montre que si la ségrégation à l’oeuvre dans le système d’enseignement s’est transférée vers les niveaux supérieurs, il faut compléter ce modèle par une lecture en termes de «développement différencié de l’institution scolaire». Il confronte ainsi plusieurs modèles interprétatifs : le «modèle du retard», le recrutement socialement sélectif des grandes écoles s’explique par un simple décalage temporel avec la réduction des inégalités à l’université, le «modèle du développement différencié», l’ouverture de l’université aux publics populaires n’implique pas la « démocratisation » de l’élite scolaire dont le recrutement social demeure fermé.
Ce dernier modèle donne sens à l’étude des taux de féminisation, de la répartition géographique et de la croissance des effectifs scolarisés. Il s’applique aussi à l’accès aux IUT et aux classes préparatoires aux grandes écoles, dont le recrutement, plus bourgeois, reste stable, sauf pour les écoles d’ingénieurs
En revanche, le modèle du retard peut permettre d’interpréter le développement de la « démocratisation » à l’intérieur de l’université, à deux nuances près : en premier lieu, la «démocratisation » constatée est surestimée car le taux d’élimination en cours d’études est socialement différencié et défavorable pour les jeunes de milieux défavorisés. En second lieu, la baisse de la part pondérée du taux de cadres ne s’accompagne pas d’une amélioration du destin scolaire du groupe le moins représenté à l’université, c’est-à-dire les enfants d’ouvriers.
Si Goux et Maurin (1995) ont eux parlé de démocratisation uniforme (l’accès pour tous mais avec maintien des inégalités), Merle (2002 et 2009) constate que le recrutement social différencié accru selon les filières laisse entrevoir un nouveau sens de la démocratisation dès lors dénommée « démocratisation ségrégative » : le premier terme rend compte effectivement d’un accès élargi à l’Enseignement supérieur alors que le second terme souligne la divergence croissante du recrutement social. On peut ici parler de diffusion inégalitaire. L’accès s’est élargi mais de manière différencié.
III. Pourquoi cette tendance
Une reproduction des tendances à l’oeuvre dans le secondaire.
Le recrutement dans l’enseignement supérieur est directement influencé par la répartition des élèves au niveau du secondaire et par la structure, en fonction de l’origine sociale et en fonction du genre, des filières de bacs. Or force est de constater ici une répartition inégalitaire selon les filières (générale versus professionnelle) et selon les séries (S, L, ES, industrielles ou tertiaires…) : les enfants de cadre sont sur représentés dans les sections S qui offrent le plus de débouchés dans le supérieur ; les enfants d’ouvriers sont particulièrement nombreux dans les séries professionnelles ; les bacheliers en avance se retrouvent majoritairement dans les filières générales alors que « les retardataires » dans les filières professionnelles.
Si l’enseignement supérieur fait preuve d’une « démocratisation ségrégative », l’alimentation par des flux du secondaire rend son évolution plus complexe encore.
Retour sur l’inégalité sexuée
Présentes dans le supérieur, les filles suivent de fait des parcours sexués. Plus qu’un parcours choisi, ce dernier semble bien, pour une part importante des filles, relever du parcours contraint. Ce sont tout à la fois des variables macroéconomiques, des stéréotypes en matière de conception, de représentation, de perception des métiers dits féminins /dits masculins, des stratégies scolaires, une perception de l’avenir… qui déterminent le choix scolaire. Un certain nombre d’auteurs en effet relèvent que les filles semblent intégrer dans leur choix de formation initiale, les contraintes liées aux métiers, contraintes qu’elles retrouveront sur le marché du travail. Leur choix est ainsi « résonné et raisonnable, intégrant parfois même les contraintes de conciliation vie de famille/temps de travail qu’il leur faudra assumer.
L’important croissante des filles serait pour une large part ainsi liée au développement d’une offre de formation adaptée (filières et métiers futurs) et par une auto censure…
Développements de nouveaux éléments de différentiation..
La translation des inégalités se fait autant à l’intérieur même du système scolaire entre les différentes trajectoires scolaires suivies, que « du bas vers le haut » : la tendance des catégories les mieux dotées scolairement à fuir les filières qui se sont le plus ouvertes aux catégories populaires fait apparaître un semblant d’égalisation là où il y a en réalité, une baisse du rendement scolaire de ces filières et une fuite des catégories les mieux dotées – baisse pouvant d’autant moins se réduire à une « fuite vers le haut » que ces catégories atteignaient déjà des niveaux de scolarisation élevés. Un allongement général des études peut ainsi s’accompagner d’une plus grande différenciation interne, comme l’ont montré Convert et Pinet.
Outre cette fuite des catégories favorisées, de nouveaux mécanismes se mettent en oeuvre pour contrecarrer les effets liés à la massification que sont entre autres la diminution de la valeur des diplômes. Pour retrouver ou maintenir le rendement futur du diplôme selon l’approche de la théorie du capital humain (Becker), ou encore pour consolider les effets de «signal» ou de «filtre» (Spence et Arrow) liés à la certification ou à l’institution qui la délivrée, de nouveaux éléments de discrimination se font jour.
Des pratiques de recrutements qui reposent de plus en plus sur le savoir être, sur la possession de normes sociales typées, possédées par « nature » par les classes sociales aisées, se mettent en place, donnant une place importante aux réseaux, au relationnel.
Au sein d’une même filière, la différenciation prend la forme parfois de la voie par laquelle le diplôme a été obtenu : formation scolaire/apprentissage/alternance ; formation initiale/formation continue/ VAE…
Le développement de la professionnalisation de l’enseignement supérieur, source de richesse incontestable et garant d’une meilleure insertion professionnelle, peut introduire de nouveaux éléments de différenciation voire de discrimination : présence des entreprises dans les formations, dans les sélections…d’où transfert des critères de recrutement en présence sur le marché du travail au sien du système éducatif. Les formations liées à des marchés professionnels (selon la dénomination de Marsden) perdurent ou se développent.
IV –Des politiques volontaristes pour contrecarrer les tendances à l’oeuvre ?
Un maillage universitaire du territoire plus serré.
Les formations de proximité sont moins coûteuses pour les familles (coût du logement, des transports étant les principales dépenses des étudiants). Une offre de formation de proximité est une offre de poursuite d’études. Serait-ce là l’explication du lien à faire entre la forte représentation des catégories sociales défavorisées et la meilleure implantation des sections STS et IUT ?
Incontestablement, là où se sont développées les Universités en antenne délocalisée, la diffusion au sein des milieux populaires de l’accès à l’enseignement supérieur est constatée. Mais la question du coût collectif de cette décentralisation se pose remettant en question le mouvement des années quatre vingt dix…
Dispositifs pou une plus grande ouverture des grandes écoles :
Système de partenariats privilégiés mis en place entre lycées et grandes écoles
Echanges pédagogiques entre enseignants de lycées et de grandes écoles
Développement des cycles préparatoires intégrés aux grandes écoles
Système des quotas ?
Système des concours réservés, ou procédure de sélection hors concours
Système d’aide par bourses spécifiques et d’encadrement particulier (internat).
VI – Remarque : de l’importance et de la vigilance en matière de production d’indicateurs statistiques.
Les indicateurs statistiques de «démocratisation scolaire» requièrent une vigilance épistémologique d’autant plus grande que la sophistication des outils statistiques rend leur compréhension moins accessible. L’analyse de l’évolution des inégalités et du lien entre accès aux diplômes et origine sociale ne peut donc faire l’économie d’une réflexion sur la construction sociologique des indicateurs utilisés.
Les statistiques attestant d’une baisse ou d’une hausse du niveau scolaire utilisent des indicateurs comme les taux de réussite aux examens, les taux de redoublement, la durée de scolarisation ou encore les taux d’accès à des niveaux de scolarisation en fonction des catégories socioprofessionnelles ou/et des classes d’âge.
Les modèles et méthodes employés par les sociologues induisent eux-mêmes des biais dans la construction et l’interprétation des indicateurs de la «démocratisation». Le choix des modèles, la définition des nomenclatures utilisées (CSP – PSC….), la variabilité et la transformation des filières de formation (empêchant une analyse « toute chose égale par ailleurs ») ou même encore le traitement des données (comparaison entre deux catégories seulement – cadres et ouvriers) engagent des «choix de fond » dans la construction d’indicateurs. Les études sur la «démocratisation scolaire » sont ainsi l’occasion de réflexions méthodologiques sur les modes de comparaison des variables (méthodes économétriques, utilisation des odds ratios, nomenclatures….)
En guise de conclusion.
Si la diffusion de l’enseignement supérieur est incontestable, l’usage du terme démocratisation ne saurait caractériser cette tendance au regard des constats réalisés : logique de niveaux, logique de filières qui maintiennent voire accroissent les inégalités selon les origines sociales, ethniques ou selon le genre.
L’élargissement considérable de l’accès à l’enseignement supérieur est l’objet d’une opposition classique qui se développe : d’un côté cette évolution est analysée en termes d’inflation scolaire source de désillusion pour les nouveaux diplômés (Marie Duru Bella). De l’autre (Eric Maurin,), l’expansion doit se poursuivre. Elle serait indispensable aux nouveaux diplômés et source de richesse au niveau collectif du point de vue économique. Entre les deux, les travaux de Chauvel, soulignent le blocage de l’ascenseur social et le déclassement des nouveaux diplômés.
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