Sonia Bath-Legault et Robert-Rémi Legault
On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux1
Nous sommes des Franco-Québécois. Robert-Rémi Legault, québécois « de souche » et français d’adoption, a travaillé 32 ans dans l’éducation à Montréal, à titre d’enseignant de français, de directeur de centre de formation, puis de conseiller pédagogique. Sonia Bath-Legault, française de naissance et québécoise d’adoption, est conseillère d’orientation- psychologue… « en formation » puisque, après avoir exercé deux ans en France au début des années 1980 puis seize ans au Québec, elle a dû repasser le concours de recrutement qu’elle avait réussi en 1984. En France depuis fin 2001, nous avons écrit ce texte conjointement, à partir de nos visions et expériences… pour tenter de vous faire partager ce que l’on ne voit qu’avec le cœur.
Scènes de la vie quotidienne
“Bonjour Sonia. J’aimerais te voir. Michel m’a dit que je devrais te parler… ». Non, cette phrase n’est pas prononcée par un ami ou par un proche… Nous sommes dans une école secondaire à Montréal, école dans laquelle j’exerce à titre de conseillère d’orientation. C’est un élève qui vient me demander un rendez-vous. Michel, c’est son prof de maths. Scène habituelle au Québec… impensable en France… Tutoyer, appeler les intervenants par leur prénom. Quel manque de respect ! Et pourtant… Derrière les apparences, il y a « bien des choses »… Mais avant de parler de ces « choses », nous voudrions vous présenter une autre scène de la vie quotidienne. Car c’est dans cette vie de tous les jours que s’inscrit l’École. L’École n’est que le reflet de nos principes de vie et de nos valeurs.”
Quelques semaines après mon arrivée à Montréal, je constate sur le trottoir une longue file de personnes, bien alignées les unes derrière les autres, sur environ 10 à 15 mètres de long. La file étant très longue, les personnes se « rangent » spontanément, de manière à former un zigzag (identique à celui qu’on retrouve maintenant à l’embarquement des bagages dans les aéroports). Intriguée, je regarde les personnes s’aligner sur cette file qui forme un beau « Z ». Mais que font-ils donc ? J’obtins ma réponse quand l’autobus arriva. Celui-ci ne pouvant se placer exactement devant la première personne de la file à cause d’un véhicule gênant, tout le monde attendit que les premiers de la file montent dans l’autobus et tout le monde entra dans l’autobus, l’un derrière l’autre, sans qu’aucun ne se fasse dépasser, dans un calme tout à fait magistral.
Du quotidien à la classe
Et à l’école au Québec, tout se passe comme à l’arrêt d’autobus, et cela tient en un mot : le RESPECT. Respect des normes, des règles de fonctionnement, mais surtout respect des autres. En France, on vouvoie. Mais le vouvoiement n’implique pas le respect. En France, le respect s’adresse au titre : Monsieur le Proviseur, Madame (le professeur)… au Québec, le respect s’adresse aux personnes. Il n’y a pas de proviseur, ni de principal, ni de « monsieur le directeur »… Il y a un directeur, point. Ainsi on a le respect qu’on mérite, plutôt que celui du titre.
Au Québec, lorsqu’on s’adresse à l’administration en général, lorsqu’on rencontre pour la première fois quelqu’un, lorsqu’on est en entrevue avec un éventuel employeur, la relation est basée sur la confiance. On fait confiance à la personne, à sa bonne foi, à ses compétences. En France, la relation initiale est basée sur la méfiance. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer les gens qui se rendent au trésor public, à la poste, à l’ANPE. La méfiance est tellement grande qu’on insiste beaucoup pour avoir un tas de papiers, justificatifs, titres, diplômes.
C’est cette différence dans les relations quotidiennes qui conditionne la relation pédagogique. L’éducation et l’orientation s’inscrivent dans un mode de communication ; lorsqu’on comprend mieux le quotidien social, on comprend mieux le quotidien de l’École. En France, on est d’abord méfiant avant d’être en confiance. Il faut prouver que l’on peut être digne de confiance. Ainsi, un élève devra prouver à ses professeurs qu’il est capable, qu’il est sérieux, qu’il veut apprendre, que son projet est viable ; un chercheur d’emploi devra prouver ses antécédents professionnels ; un employé devra prouver ses compétences. Au Québec, c’est tout le contraire. On fait d’abord confiance à la personne ; à elle de nous montrer qu’on avait tort.
Quelques illustrations
De cet état d’esprit, découle tout le reste. Nous prendrons quelques exemples pour illustrer notre propos.
Prenons d’abord le cas des conseils de classe. Inexistants au Québec. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y en a pas que les enseignants ne se parlent pas des élèves. Toutefois il n’y a pas d’instance officielle. On convoque une réunion en fonction des besoins. Le conseil de classe est-il d’ailleurs toujours utile, et à qui ? À entendre les avis partagés à son endroit, on peut se demander si cette instance n’est pas là pour rassurer les équipes éducatives. Où est l’élève dans ces discussions ? Ceux auxquels nous avons pu assister jusqu’à présent ressemblent davantage à un tribunal où la sanction est déjà décidée à l’avance, l’orientation aussi, d’ailleurs. On parle beaucoup des élèves, on écrit sur les élèves… Quand s’adresse-t-on réellement à eux ? Quand les écoute-t-on ? Ce n’est pas en décrétant que le dialogue est un élément majeur de la procédure d’orientation que les gens vont finir par se parler.
Ce n’est pas en empilant les procédures (d’orientation, d’affectation, de sanction…) qu’on arrivera à assouplir les relations maître-élève. La proximité pédagogique ne se décrète pas. Au Québec, il n’y a pas de « procédures » d’orientation. Il y a l’orientation tout court. Notre vocabulaire nous trahit. L’orientation est un processus. Et, en plus, il se déroule pendant toute la vie. C’est ce que reconnaît d’ailleurs le Ministère de l’Éducation nationale. Or, comment peut-on contraindre un processus, différent pour chaque individu, à « entrer » dans une procédure identique pour tous ? Cette contradiction réduit l’orientation à l’affectation… Affecter, c’est bien plus rassurant qu’orienter. Chacun dans sa petite case. Méfiance, méfiance !… On est encore bien loin de l’approche orientante !
C’est au Québec qu’est née l’approche orientante. En 1993, l’Ordre Professionnel des Conseillers et Conseillères d’Orientation du Québec a publié un mémorandum qui présente les bases de l’approche. Ce n’est qu’en 2000 que le MEQ l’officialise. Comme quoi, là-bas aussi, les idées nouvelles mettent du temps à être reconnues ! Quand on en parle ici, les échanges sont difficiles car on entend souvent :
« Ah oui, l’éducation a l’orientation ! Oh, je n’y crois pas trop… En France, on n’est pas très ouvert à ça, les programmes sont trop lourds, on n’a pas le temps… ». Ces résistances traduisent la méfiance… Et puis, à l’école, on n’ «éduque » pas (encore bien moins «éduquer à l’orientation », ça, c’est juste bon pour les COP !) ; on « instruit », on « enseigne », oui « môôssieur » !!! Et pourtant, tout le monde fait partie du Ministère de l’ « Éducation » nationale » !
Dans ce contexte de méfiance, le dialogue pédagogique est loin d’aller de soi. Il s’agit plus souvent d’un monologue du prof dans sa classe. Pour mettre en place une éducation à l’orientation, il est nécessaire de l’accompagner d’une « éducation à l’enseignement » pour sensibiliser les enseignants à d’autres méthodes pédagogiques.
La méfiance entraîne la lutte. On lutte pour être le premier, on lutte pour ne pas redoubler, on lutte pour ne pas perdre sa place à l’école (paroles entendues d’élèves redoublants de seconde), on lutte pour obtenir le « bon » diplôme, on lutte pour entrer dans la « bonne » école. La lutte des classes est devenue la lutte des places. La compétition est rude, quotidienne. Elle engendre une pression telle que l’orientation apparaît comme angoissante, liée à tellement d’enjeux qu’elle a plus l’allure d’une épée de Damoclès que d’une tranquille et stimulante élaboration de projet ! Au Québec, bien sûr que la compétition existe aussi. Nos sociétés « hypermodernes » font qu’on ne peut y échapper. Mais au Québec, le redoublement n’existe pas. – Faire plus de la même chose, d’ailleurs, est- ce bien la bonne façon de réconcilier l’élève avec l’école ? – Les élèves sont promus par matière, avec un système de crédits à accumuler jusqu’à l’obtention du diplôme. Ceci ne veut pas dire que tous les problèmes sont résolus mais lorsqu’on sait que toutes les études sur les effets du redoublement démontrent son inefficacité, on se demande pourquoi on le maintient… Si la lutte des places existe aussi au Québec, elle est, disons, plus loyale. La majorité des diplômes s’obtiennent par la voie du contrôle continu. Pas de baccalauréat… pas de concours d’entrée aux grandes écoles, vieille tradition française unique au monde. L’élitisme est peu présent, à la fois dans les discours et dans les façons de faire.
Pour terminer, nous voudrions souligner que malgré notre regard très critique, pour ne pas dire sévère, sur le système d’éducation français, les choses sont loin d’être figées. Pour preuve, la récente expérience de Sonia dans un lycée de la région d’Aix-en-Provence. Ayant mené un travail de recherche sur l’adaptation des élèves en seconde et ayant obtenu des résultats fort prometteurs à propos des facteurs prédicteurs de cette adaptation, une série de 5 ateliers a été proposée cette année à des élèves de seconde, volontaires pour participer à l’expérimentation de cette courte intervention. Sans entrer dans les détails des résultats de la recherche, les ateliers en question portent sur les thèmes des « croyances d’efficacité personnelle » (ou « auto-efficacité » de Bandura), la gestion du stress, notamment par la relaxation, la motivation, l’orientation et le sens de l’école. Lorsque nous avons présenté le contenu de ces ateliers au Directeur du CIO d’abord, puis aux collègues COP, puis à l’équipe de direction du lycée, puis aux professeurs principaux (ouf !), nous avons eu droit à un ensemble de mises en garde (la relaxation… attention aux sectes !), de commentaires du type : « c’est chaud ! », de questions, de moues renfrognées… tout autant que de réflexions sur le bien-fondé d’une telle intervention, qu’on « devrait oser faire plus souvent ici » ! Mais que de barrières à franchir avant de pouvoir parler aux élèves ! Que de doutes sur ce qu’ils vont bien pouvoir nous dire, sur ce qu’ils vont bien pouvoir en dire aux autres !
Les ateliers se déroulent en ce moment même. Tout se passe parfaitement. Les élèves français ressemblent en tous points aux élèves québécois. Quand on les traite avec respect, qu’on leur montre qu’on les considère comme des personnes capables de penser, d’avoir un jugement personnel et qu’on leur laisse leur libre arbitre, même les réputés « difficiles » entrent aussi « dans la file de l’autobus ».